Le mouvement Dada se caractérise par son cosmopolitisme. De retour en Allemagne, l'un des fondateurs du dadaïsme, Richard Huelsenbeck, crée le Club Dada de Berlin en 1918. Il est accompagné par nombre d'artistes locaux, dont le couple formé par Raoul Hausmann et Hannah Höch. Ces deux artistes sont notamment célèbres pour avoir développé différentes techniques de photomontage. Raoul Hausmann fut chargé d'écrire le Manifeste dada scandé le 22 janvier 1918, jour de la naissance du Club Dada de berlin. Outre ses oeuvres, ses réflexions sur l'art et sur la destruction en tant qu'acte de création en font l'un des grands penseurs Dada, ce qui lui a valu le surnom de "dadasophe". Installés à New York, Francis Picabia, et surtout Man Ray et Marcel Duchamp, représentent le mouvement aux États-Unis, même s'ils ne s'en revendiquent pas jusqu'à la publication de la revue New York Dada en 1920. Mais le public américain n'est pas préparé à tant d'anti-conformisme. Leurs oeuvres provoquent des scandales et le dadaïsme ne prend pas aux États-Unis. Les trois artistes s'épanouiront finalement en France à partir de 1921. Au-delà de l'Allemagne, de la France et des États-Unis, le dadaïsme s'est exporté en Italie, en Hollande, en Belgique, en Croatie, en Pologne, en Hongrie et même au Japon. Réunissant des artistes très libres, sans véritable chef de meute, le mouvement dada a fini par disparaître en raison des tensions entre ses membres. André Breton, qui fut l'un des grands promoteurs du dadaïsme à ses débuts, finit par le dénigrer pour s'orienter vers le surréalisme. Francis Picabia devient anti-dadaïste et anti-surréaliste. Marcel Duchamp, qui n'a jamais vraiment revendiqué son appartenance au mouvement, s'en détache totalement. Mais malgré ces dissensions ayant conduit à sa "mort", le dadaïsme a joué un rôle crucial en libérant les artistes d'un bon nombre de contraintes. Que serait Jeff Koons sans les ready-mades de Duchamp ? Et puis comme l'a si bien dit Hugo Ball, "ce que nous appelons dada est une bouffonnerie issue du néant." Il était donc logique que le mouvement disparaisse aussi vite qu'il était apparu.

Cher Monsieur Dupierreux,

La bêtise est un spectacle fort affligeant mais la colère d’un imbécile a quelque chose de réconfortant. Aussi je tiens à vous remercier pour les quelques lignes que vous avez consacrées à mon exposition.

Tout le monde m’assure que vous n’êtes qu’une vieille pompe à merde et que vous ne méritez pas la moindre attention. Il va sans dire que je n’en crois rien et vous prie de croire cher monsieur Dupierreux en mes sentiments les meilleurs.

Magritte
3 mai 1936 - 135 rue Esseyhegem, Jette Bruxelles

Mourir en rougissant-Suivant la guerre qu'il fait-Du fait des Allemands-A cause des Anglais

Mourir baiseur intègre-Entre les seins d'une grosse-Contre les os d'une maigre-Dans un cul-de-basse-fosse

Mourir de frissonner-Mourir de se dissoudre-De se racrapoter-Mourir de se découdre

Ou terminer sa course-La nuit de ses cent ans-Vieillard tonitruant-Soulevé par quelques femmes-Cloué à la Grande Ourse

Cracher sa dernière dent-En chantant "Amsterdam"-Mourir cela n'est rien-Mourir la belle affaire-Mais vieillir... ô vieillir!

Mourir mourir de rire-C'est possiblement vrai-D'ailleurs la preuve en est-Qu'ils n'osent plus trop rire

Mourir de faire le pitre-Pour dérider le désert-Mourir face au cancer-Par arrêt de l'arbitre

Mourir sous le manteau-Tellement anonyme-Tellement incognito-Que meurt un synonyme

Ou terminer sa course-La nuit de ses cent ans-Vieillard tonitruant-Soulevé par quelques femmes-Cloué à la Grande Ourse- Cracher sa dernière dent-En chantant "Amsterdam"-Mourir cela n'est rien-Mourir la belle affaire-Mais vieillir... ô vieillir!

Mourir couvert d'honneur-Et ruisselant d'argent-Asphyxié sous les fleurs-Mourir en monument

Mourir au bout d'une blonde-Là où rien ne se passe-Où le temps nous dépasse-Où le lit tombe en tombe

Mourir insignifiant-Au fond d'une tisane-Entre un médicament Et un fruit qui se fane

Ou terminer sa course-La nuit de ses cent ans-Vieillard tonitruant-Soulevé par quelques femmes-Cloué à la Grande Ourse-Cracher sa dernière dent-En chantant "Amsterdam"-Mourir cela n'est rien-Mourir la belle affaire

Mais vieillir ô ô vieillir!

Jacques Brel ! 1977

Charles Baudelaire, dont nous fêtons aujourd’hui le bicentenaire de la naissance, a toujours manifesté à l’égard de la photographie une détestation sans ambiguïté. Selon un essai publié par Antoine Compagnon, Baudelaire l’irréductible (Flammarion), la photographie représente une décadence technique, morale, métaphysique, religieuse.

En 1821 naît, à Paris, Charles Baudelaire. Un an plus tard, Louis Daguerre obtient, dans la capitale, ses premiers succès grâce au diorama, technique qui permet à des toiles peintes de se transformer sous l’effet de la lumière – selon qu’elle frappe par devant, derrière ou sur les côtés –, du fait de la transparence du tissu utilisé. Au milieu des années 1820, Joseph Nicéphore Niepce réalise ses premières photographies dont celle, très connue, du Point de vue du Gras, la plus ancienne héliographie connue à ce jour (1827). En 1837, Daguerre améliore le procédé et crée le daguerréotype, qui fait l’objet d’une annonce officielle à l’Académie des sciences, par François Arago, deux ans plus tard. Dès la fin de l’année 1839, l’invention commence à se répandre dans le monde.

En 1839, le jeune Baudelaire n’a que dix-huit ans et mène une scolarité houleuse au lycée Louis-le-Grand. Mais sa vie est indissociablement liée à la naissance de la photographie. Il ne le sait probablement pas encore, mais la relation entre le poète et l’invention sera tissée d’attirances et de répulsions, ainsi que le montre parfaitement Antoine Compagnon dans son essai d’une remarquable clarté, Baudelaire, l’irréductible ; les rapports de Baudelaire avec la photographie en occupent deux des sept chapitres.

« Baudelaire pensera toujours la nature de la photographie dans une perspective métaphysique, voire théologique », explique Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, en préambule, en ce que cet art naissant cherche à produire de petites images de l’homme, à l’égal de Dieu. La vision du poète s’inscrit par ailleurs dans le prolongement de la distinction posée par Sainte-Beuve, qui assimile la photographie au poème en prose, tandis que la peinture s’apparenterait davantage au poème en vers, du fait du travail stylistique qui implique une distanciation automatique avec le réel. En d’autres termes, les premiers cherchent à copier le réel, à s’en faire le miroir, quand les seconds en sont une réinterprétation distanciée.

Pour les mêmes raisons qu’il déteste la presse, Baudelaire voit dans la photographie un miroir de l’époque moderne. Dans le même temps, il essaie de caser ses textes et se fait prendre en photo par son ami Nadar et par Carjat. Est-ce nécessairement contradictoire ? Non. Combien d’écrivains ai-je vu dénigrer des prix littéraires en raison de leurs convictions et se sentir flattés d’en recevoir !

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« Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m’imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve artistiquement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu’elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai ; tandis que la plupart de nos paysagistes sont des menteurs, justement parce qu’ils ont négligé de mentir. » (Salon de 1859, II, 668)

La critique ci-dessus s’adresse aux paysagistes : Baudelaire « reproche à la nouvelle génération son imitation servile et littérale de la réalité, dépourvue de génie créatif, proche en cela de la méthode photographique », précise Antoine Compagnon. Ce reproche n’est pas à prendre à la légère, de même que cette querelle entre création et imitation ne date pas d’aujourd’hui.

La légende dit du peintre Zeuxis qu’il peignait des grappes de raisin si réalistes que les oiseaux ne pouvaient s’empêcher de venir la picorer. On peut louer l’effet trompe-l’œil ou au contraire penser que Zeuxis ne fait finalement que de la peinture pour oiseaux, non pour les hommes. En ce sens, l’imitation est une technique qui induit en erreur, voulant faire croire qu’il s’agit de la réalité quand tel n’est pas le cas. La réflexion de René Magritte s’inscrit dans ce prolongement lorsqu’il peint, au siècle suivant, un de ses tableaux les plus célèbres : une pipe, accompagnée de la légende « Ceci n’est pas une pipe ». Le nom exact de ce tableau ? La Trahison des images.

Selon Baudelaire, la photographie participe essentiellement de cette trahison. Lorsque l’on voit l’usage qui en est fait, des régimes politiques (que l’on pense au travail récent de Stéphan Gladieu en Corée du Nord, qui dut rendre compte de tous ses faits et gestes) aux réseaux sociaux, on peut comprendre ces appréhensions. Combien d’images qui paraissent dire quelque chose, qui donnent l’illusion du réel, quand elles sont en réalité détournées au profit d’une doctrine nationale ou d’une idéologie de comptoir virtuel, qu’elle soit bienveillante ou destructrice ?

Mais au fond, la critique de Baudelaire se situe ailleurs… S’il ne conteste pas l’utilité du procédé, il lui dénie toute dimension artistique. C’est pourquoi il écrit sur la photographie, dans le Salon de 1859, sans même avoir nécessairement visité le pavillon qui abrite les œuvres. Lui reprocher de critiquer la photographie sans s’être déplacé me paraît être un bien mauvais argument : que lui importe, en effet, de regarder les clichés exposés s’il leur désavoue a priori toute profondeur propre à l’art ? Ce ne sont pas quelques dizaines d’images supplémentaires qui le feront changer d’avis, à moins d’une expérience singulière – lors du salon ou dans un tout autre contexte.

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La photographie, à la différence des autres arts à l’époque de Baudelaire, est essentiellement une technologie. Comme le cinéma plus tard, elle naît totalement d’un processus de fabrication, sans préalable « naturel ». La musique, par exemple, repose sur la voix, le chant et le rythme ; la peinture et la sculpture viennent du dessin pariétal et du modelage du sable, de la terre…

Il est évidemment possible de faire une analogie entre la photographie et la mémoire, en ce qu’elles visualisent un fait qui, sitôt enregistré, appartient au passé. Ne parle-t-on pas parfois, en un raccourci logique, de photographies comme de « souvenirs » ? Toutefois, la mémoire ne saurait être assimilée aux propriétés physiques, organiques, qui favorisent les autres arts, même si le philosophe et théologien Thomas d’Aquin fait de la mémoire un « sens interne », au même titre que le sens commun ou l’imagination par exemple, dans le prolongement des cinq sens externes définis par Aristote – et que nous connaissons tous encore aujourd’hui.

Faut-il dès lors considérer la photographie comme un art ? Le Salon de 1859, en ce qu’il l’intègre officiellement, tranche positivement. Baudelaire répond quant à lui sans hésiter par la négative. Antoine Compagnon avance un argument – imparable ou presque – contre la position du poète : la photographie « permet […] à des styles personnels de s’exprimer comme dans les portraits artistiques, puisque l’on reconnaît le photographe dans la photographie. Une critique photographique est donc possible, qui fait d’elle un art légitime. »

Le développement récent des appareils photographiques aurait pu retourner l’argument ; il le renforce selon moi : tout devient peut-être image, mais tout homme possédant un smartphone et un peu de bon sens dans le regard ne devient pas pour autant photographe… de même qu’il ne suffit pas de savoir manier Word, Excel et Power Point pour se prétendre informaticien ! Ainsi, tandis que le monde devient chasseur d’images, le véritable artiste continue de recueillir des photographies, avec la singularité qui lui est propre. Nous pouvons continuer à reconnaître certains photographes dans leur photographie : Bernard Plossu, Sebastião Salgado, Nan Goldin, Gilbert Garcin et tant d’autres.

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Comme nous l’avons vu, selon Antoine Compagnon, Baudelaire appréhende la photographie « dans une perspective métaphysique, voire théologique ». L’essayiste écrit par ailleurs : « Quand Baudelaire aborde la dimension divine de la photographie en 1859, c’est dans un tout autre sens, pour condamner l’entrée dans une nouvelle religion moderne qu’il identifie au retour du paganisme et de l’idolâtrie. »

Il n’est pas le seul à adopter un langage spirituel pour exprimer son jugement face à une invention qui déroute. Théophile Gautier, de dix ans l’aîné du poète, attribue à la photographie « une dimension héroïque, prométhéenne et même divine », du fait de l’usage du soleil dans sa fabrication : la lumière scelle mystérieusement sur le papier une partition visuelle.

On pourrait sourire de ces interprétations, les attribuer à une volonté stylistique d’user de métaphores ou à une pensée archaïque préindustrielle. Toutefois, nous retrouvons pareilles réflexions tout au long de l’histoire récente, pas seulement chez quelques indigènes ignorants de l’invention, mais également chez des populations telles que les Amish par exemple, pour qui une photo est comme une idole.

Selon le professeur au Collège de France, Baudelaire innove peu : associer photographie et idolâtrie est un poncif. En revanche, le poète est le premier « à tirer les conséquences du basculement de la société hors de sa fondation monothéiste », vers l’affirmation d’un néopaganisme. L’universitaire cite un extrait particulièrement éloquent du poète.

« Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature. […] Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature […] Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu.” Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. […] À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. »

Il faudrait pouvoir dire ici combien les autres arts ont été affectés par la photographie et par le cinéma ! Le théâtre et la littérature, par exemple, ne se rêvent plus aujourd’hui qu’en miroir narcissique du monde. Théâtre et littérature ne parlent que de nous, victimes et minoritaires, de nos petits malheurs et de médiocres turpitudes, recherchant la réalité et méprisant toute vérité – ou ne serait-ce que toute éventualité de vérité. L’art a cédé de nombreuses parts à la moralisation, c’est-à-dire à une morale a-téléologique, sans horizon, sans finalité, sans eschatologie.

Pierre GELIN-MONASTIER